En 2014, Sabrina Millien et Anne-Laure Gahinet décidaient de travailler ensemble, avant d’être rejointes par d’autres indépendants pour former un réseau de consultants collaboratifs. Persuadées qu’un monde du travail plus flexible, plus humain et plus local était possible, elles ouvraient un lieu ouvert à tous sur Lorient. Aujourd’hui, La Colloc accueille plus de 5 000 utilisateurs sur 3 000 m² d’espace de travail partagé à Lorient et La Trinité-sur-Mer. La raison d’être de ces espaces ? Créer du lien entre tous ces acteurs économiques, indépendants, institutionnels, associatifs, retraités, demandeurs d’emploi… Récemment récompensée par le Grand Prix “Travailler autrement” du Forum Économique Breton 2023, Sabrina Millien, cofondatrice et dirigeante de La Colloc, revient sur l’évolution des espaces et des environnements de travail comme levier de transformation des organisations et des territoires. Pour elle, l’aménagement des espaces est primordial, mais le lieu reste un outil. Alors comment créer du lien, des échanges et un cadre de travail où les gens se sentent bien ?
Faire évoluer le monde du travail vers plus de collaboration
Issue d’une école de commerce, Sabrina Millien fait le choix de rejoindre Lorient, sa ville d’origine, pour débuter sa carrière dans de petites structures. “Je me suis ensuite lancée à mon compte dans l’événementiel, notamment dans le domaine de la course au large. Jusqu’au jour où j’ai rencontré Anne-Laure Gahinet qui venait, elle aussi, de se mettre à son compte. Elle arrivait de Paris et déménageait à Lorient. Elle m’a demandé si j’étais partante pour partager un bureau, mais surtout pour qu’on travaille vraiment ensemble. On ne se connaissait pas mais il m’a fallu moins de dix minutes pour lui dire oui ! Ce coup de foudre professionnel en 2014 est ensuite devenu bien plus.”
Rapidement, d’autres indépendants les rejoignent pour constituer une première version de La Colloc, passant de 12 à 150 m². “À l’origine, nous formions un réseau collaboratif de consultants, mais nous avions réellement envie de travailler et de faire ensemble, d’apprendre les uns des autres. Notre volonté était d’aller vers un modèle de travail plus vertueux, davantage tourné vers l’entraide, avec plus de collaboration que de compétition, en remettant l’humain au cœur.”
En 2015, le réseau décide de trouver des bureaux plus grands. “En voyant le bâtiment de la rue de l’avenue de la Perrière à Lorient, nous nous sommes dit que 300 m² n’étaient plus suffisants. Nous avons alors perçu les lieux, les espaces comme des outils au service des gens, et surtout créateurs de liens sociaux, économiques… Ce grand local était incroyable et nous permettait d’accueillir encore plus de monde, d’avoir un réseau complètement ouvert, décloisonné, sans critère ni case. Il était important pour nous de réunir tous ceux qui ont envie, comme nous, sûrement un peu utopiquement, de changer le monde du travail.” C’est ainsi que La Colloc a officiellement ouvert ses portes le 5 septembre 2016.
Créer du lien social pour repenser notre manière de travailler ensemble
La Colloc de Lorient offre aujourd’hui un espace de travail partagé de 1300 m², comprenant des bureaux, des salles de réunion, des espaces de coworking, mais aussi un hangar de 250 m² sur le port de Pêche. Cette “Colloc d’en face” permet notamment d’accueillir des événements professionnels ou privés dans un lieu unique, écoresponsable, modulable, et aménagé avec de la seconde main.
Et depuis mars 2023, La Colloc c’est aussi un troisième lieu sur le port de plaisance de La Trinité-sur-Mer. Le Lab’Océan constitue un lieu d’expérimentations, de rencontres, d’échanges et de partage, consacré à l’excellence maritime et aux professionnels de la mer. “Nous cherchions un lieu pour ouvrir une autre antenne dans le Morbihan, et nous avons répondu à un appel à projet passé par la Compagnie des Ports. Ce fut un véritable coup de cœur sur l’emplacement, et cet espace de 1200 m² répondait parfaitement à nos critères. Nous travaillons beaucoup avec la Ville, l’Agglomération, le Département, la Compagnie des Ports bien évidemment en tant que propriétaire du bâtiment occupé par la Colloc, et les associations du territoire, dans l’idée de protéger notre littoral aussi.”
Véritables acteurs du développement local dans les territoires du Pays de Lorient et d’Auray-Quiberon, ces tiers-lieux accueillent plus de 5 000 utilisateurs, dont un réseau de 700 membres actifs. “Notre raison d’être est de créer du lien entre des acteurs aux profils variés en leur proposant des services adaptés, pour favoriser le « mieux travailler ensemble », et pas uniquement les uns à côté des autres.” La Colloc se veut aujourd’hui un outil pour se développer, s’inspirer, créer, mais aussi catalyser les initiatives et accompagner les transformations positives du territoire.
Pour cela, les fondatrices se sont donné 3 types d’engagements, aux enjeux sociétaux, économiques et environnementaux :
- S’engager pour les femmes et les hommes de l’écosystème
- Développer la vie économique et sociale, et accélérer la transition positive du territoire grâce à une sélection de partenaires et prestataires locaux
- Respecter l’environnement dans lequel les lieux sont implantés
“Dès notre business plan en 2015, nous cherchions à créer de beaux espaces, à des tarifs accessibles à tous, mais surtout dans lesquels les gens se sentent bien et heureux. Sans mentionner le terme très actuel de “marque employeur”, les notions de bien-être et d’épanouissement au travail, de communication, étaient centrales dans notre projet. La programmation évènementielle très riche contribue également à animer ces lieux depuis le début. L’aménagement des espaces est conçu pour favoriser ce lien. L’animation des équipes vient le renforcer pour que les gens se rencontrent et travaillent ensemble.” En effet, les événements et les temps d’échanges avec les différentes parties prenantes ne manquent pas à La Colloc : petits déjeuners, afterworks, ateliers, conférences, séminaires, séances de sport… Les initiatives locales y trouvent par ailleurs un espace d’exposition ou d’action sociale.
Expérimenter une organisation matricielle et un management innovant
À la tête d’une équipe de 15 personnes, Sabrina Millien invente et teste sans cesse de nouvelles méthodes de travail, misant sur la responsabilisation, l’autonomie et la confiance. “Nous sommes sur un système d’organisation en cercles, un peu hybride entre le système pyramidal et complètement horizontal. Nous avons des coordinateurs tout en restant dans la collaboration et dans l’écoute. Certains disent que pour être collaboratif, il faut qu’il n’y ait aucune hiérarchie. Je ne suis pas entièrement d’accord avec cela. Selon moi, la hiérarchie peut être saine, équilibrée, ouverte, dans le dialogue et la coconstruction. Notre organisation permet d’avoir des relais, des référents qui sont très importants. Toutes ces nouvelles manières de travailler nécessitent un cadre pour fonctionner, c’est-à-dire une organisation, de la flexibilité sur le temps et le lieu de travail, la prise de décision. S’il n’y a pas un minimum de cadre, ce n’est absolument pas rassurant et sécurisant pour les personnes. Donc la question est comment est-ce qu’on met un cadre, suffisamment flexible, humain, respectueux et responsable pour que les équipes derrière aient les outils pour faire elles-mêmes et révéler leurs talents ? Nous cherchons à remplacer la logique de “petits chefs” par de véritables chefs d’orchestre.”
Chaque cercle se voit fixer des objectifs généraux à l’année, déclinés mensuellement pour suivre une ligne de conduite. Chaque mois, une réunion de coordination avec les référents de chaque cercle permet de mettre à plat les projets et les réaffecter si besoin. “Pour préparer cette réunion, nous avons mis en place des podcasts internes. À 15, les réunions de coordination deviennent complexes et chronophages. Chaque cercle, avant cette réunion de coordination, prend le temps de se poser, analyse ses résultats et enregistre une note vocale, mise à disposition sur le serveur interne. Tout le monde peut alors les écouter, mais une seule personne vient à la réunion de coordination en tant que porte-parole. Cela nous permet d’arriver à la réunion en ayant toutes les informations, et en étant déjà dans l’action. “Tout a été mis en place : ok. Par contre, vous rencontrez un point de blocage : évoquons-le avec tout le monde”.”
Voilà comment les membres de La Colloc prennent des décisions de manière collective sur ces réunions opérationnelles chaque mois. « Et une fois tous les 3 mois, nous invitons toute l’équipe. Les locaux sont fermés pendant une demi-journée et on travaille un seul sujet bien particulier via des ateliers d’intelligence collective. Cela peut concerner l’optimisation de nos outils, notre communication interne, les aménagements du lieu, la stratégie des mois à venir… Généralement une semaine avant, je décide le sujet chaud du moment, qui nécessite un travail d’équipe et qui finit par un moment de détente.”
Depuis 2021 ans, La Colloc expérimente aussi la semaine de 4 jours. “Nous n’avons pas trouvé de solution magique, mais notre fonctionnement correspond parfaitement à ce dont on a besoin. Que ce soit sur 4 ou 5 jours, nous misons sur la confiance et l’atteinte des objectifs. Notre seule contrainte est que les lieux soient ouverts de 8h à 18h, du lundi au vendredi. C’était une demande de la part des équipes et elles sont satisfaites. Cela leur permet d’avoir le même temps de travail, avec maintien du salaire mais sur 4 jours, pour un meilleur équilibre vie pro – vie perso. Au début, il faut accepter de se planter, mais le rodage est fait. Le jour de repos est imposé par contre. Nous avons décidé ensemble de libérer le mercredi ou le vendredi, pour une bonne combinaison entre les bienfaits pour les salariés et le bon fonctionnement du lieu.”
“Toutefois, entre la semaine de 4 jours, les alternants, le télétravail et les déplacements, Sabrien Millien « [s’]arrachait les cheveux pour organiser un point d’équipe avec tout le monde ! Nous avons donc instauré un flash info toutes les semaines, obligatoire et calé dans l’agenda de tous. Le créneau dure 30 min et a été choisi par l’ensemble de l’équipe. Et chaque semaine, un cercle différent occupe le créneau, soit pour passer une actualité, soit pour débloquer un point spécifique en co-développement. C’est un gros challenge de communication interne, mais les salariés ont besoin d’avoir la vision globale du projet, de comprendre le fonctionnement et les enjeux de l’entreprise. L’équipe a grandi rapidement et on réfléchit constamment à la manière dont l’information continue de circuler. C’est ce qui donne du sens. La notion d’individualité dans le collectif est super importante à nos yeux.”
Accompagner les entreprises et les collectivités dans leurs transformations
Forte de son expérience dans la conception, la gestion et l’animation d’espaces de travail partagés, la cheffe d’entreprise lorientaise aime transmettre son expertise. Face aux nouvelles transformations et aux problématiques d’attractivité qu’elles rencontrent, entreprises et collectivités font appel à La Colloc.
En 2019, D’Aucy & Triskalia, deux coopératives agroalimentaires bretonnes, fusionnent et créent EUREDEN. Pour apprendre à travailler ensemble, la co-construction a été initiée deux ans auparavant. C’est dans ce contexte que La Colloc a été missionnée par le Groupe pour accompagner l’ouverture de la Petite Maison Commune, un lieu de 250 m² afin de permettre aux entités de s’organiser en multisites d’une part, et que ce lieu incarne leurs manières de travailler pour renforcer leur culture de groupe, leurs valeurs et leurs engagements. « Ils avaient mené toute une réflexion en amont et nous les avons accompagnés sur les espaces. Le monde économique vient de plus en plus nous chercher pour que l’on puisse l’accompagner en lui transmettant ce savoir-faire. Les dirigeants ont bien compris que ces espaces de travail étaient un véritable levier de transformation et d’attractivité. Pour garder ses talents, se différencier, ils veulent repenser leur environnement de travail, aussi bien sur l’aménagement que sur la manière de faire vivre ces espaces pour qu’ils favorisent la communication interne, le partage, la flexibilité, le bien-être au travail… Et donc l’attractivité.”
Aujourd’hui, l’accompagnement proposé va du cadrage de projet jusqu’à la réalisation du lieu, mais peut aller plus loin avec des formations autour de la communication interne, des espaces apprenants, des liens avec l’écosystème de l’espace (associations, partenaires, fournisseurs, concurrents…). “Les entreprises ne viennent pas nous voir par hasard. Elles travaillent déjà sur ces sujets. Si les entreprises n’incarnent pas ce qu’elles prônent dans leurs lieux, ça ne fonctionne pas. Nous ne sommes pas un cabinet d’architectes. Il faut qu’elles aient déjà amorcé cette politique de transformation de leurs lieux, et de leur manière de travailler. De nouveau, les espaces ne sont que des outils pour incarner ces réflexions concrètement auprès des équipes. Les attentes des salariés ont évolué vers plus de flexibilité. Les entreprises doivent leur donner, sous peine de ne plus pouvoir embaucher. Nous travaillons aussi toutes ces démarches d’intelligence collective pour embarquer les équipes et vraiment faire ensemble.”
Suite à la crise de la Covid-19, les règles du jeu ont changé et de nouvelles manières de travailler se sont imposées. “Les entreprises sont un peu perdues, sans savoir comment faire. Elles ont été contraintes et forcées de s’y mettre. Sur des territoires comme le nôtre, beaucoup de gens sont arrivés en télétravail. Il y a 10 ans, nous accueillions beaucoup d’indépendants et de freelances. Aujourd’hui, les télétravailleurs sont nombreux. Ils veulent choisir de pouvoir travailler chez eux, mais aussi de partager dans des espaces, d’apprendre, d’avoir quelqu’un qui vous dit bonjour… C’est ce que les gens viennent chercher à La Colloc.” Selon son enquête annuelle, 82% de ses utilisateurs viennent au moins une fois par semaine dans les lieux, en recherche d’espaces de travail, de lien social et d’un réseau professionnel. En 2023, ce sont aussi 70% des membres qui ont collaboré avec d’autres personnes du réseau.
“Et concernant les collectivités, les questions sont nombreuses également. Je suis intervenue sur un sujet passionnant : comment les espaces et les nouvelles manières de travailler impactent les transitions des territoires. Quand on annonce que d’ici à 2030, 400 000 foyers vont arriver en Bretagne, comment les villes, en termes de mobilité, d’attractivité, ou encore d’écoles, vont les gérer ? La gestion des flux, des déchets, l’habitat posent questions. En Bretagne, le logement reste un vrai sujet. Aujourd’hui, on ne peut plus se loger, c’est un réel problème ! Ce ne sont pas juste des télétravailleurs qui viennent avec leurs ordinateurs. Il y a beaucoup plus d’impacts à gérer, d’un point de vue infrastructures et territoires, et c’est passionnant !”.
Faire émerger des projets innovants et responsables
Pour aller encore plus loin dans l’idée de devenir des auteurs-artisans-acteurs-artistes de son environnement de travail, qu’elle souhaite apprenant et inspirant, l’équipe de La Colloc a mis en place en 2023 une couveuse de projets responsables sur le Pays de Lorient. En association avec Breizh Couv’, la couveuse bretonne de l’Union des Couveuses, elle souhaite offrir l’opportunité à des porteurs de projets d’oser se lancer, de tester leur concept et tout cela au sein d’un lieu et d’un réseau professionnel qui permettra d’échanger, d’apprendre et d’avancer ensemble. Les demandeurs d’emploi bénéficient ainsi d’un accompagnement sur mesure de 6 mois par des experts, d’un hébergement juridique de leur projet, d’un diplôme Bac+3 “Entrepreneur de la TPE”, et surtout de la force du réseau et de l’écosystème de La Colloc. Après le succès de la première session, ce dispositif, complémentaire à ceux existants sur le territoire, accompagne de nouveaux couvés jusqu’en juin 2024.
Crédit photos : La Colloc et ©Claire Guidicelli.