Si le potentiel de l’énergie osmotique est connu depuis près 70 ans, la technologie INOD® (Ionic Nano Osmotic Diffusion®) développée par Sweetch Energy constitue une innovation de rupture permettant de passer à l’échelle industrielle. Mais l’énergie osmotique, qu’est-ce que c’est ? Générée par la différence de salinité entre l’eau douce des rivières et l’eau de mer lorsqu’elles se rencontrent, cette source d’énergie pérenne et propre représente un potentiel significatif pour assurer la transition énergétique. Fondateur avec Bruno Mottet et Pascal Le Melinaire, et directeur général de la société rennaise, Nicolas Heuzé revient sur les défis relevés par cette cleantech qui mise sur l’expertise scientifique pour développer l’énergie du futur.
Comment est né Sweetch Energy ?
Le point de départ de Sweetch Energy, c’est avant tout le changement climatique et la transition énergétique. Aujourd’hui, le monde de l’énergie est le plus gros contributeur aux émissions de CO2 et de loin. En réalité, même si on accélère côté énergies renouvelables, il n’y a pas réellement de transition, et pourtant elle est essentielle. Quand on regarde les chiffres, pour l’instant, nous ne remplaçons pas l’énergie fossile. Nous accumulons de nouvelles sources de production de l’énergie car la demande s’accroît. Si l’on se projette à 2050, l’échéance à laquelle on souhaiterait atteindre une neutralité carbone, la moitié de l’électricité produite sur la planète sera encore d’origine fossile. On est très loin de faire une transition !
La demande d’électricité va doubler dans les 30 prochaines années. Les énergies renouvelables, comme l’éolien ou le solaire, ont certainement un rôle à jouer dans la transition énergétique, mais posent plusieurs problèmes, notamment celui de l’intermittence. Par définition, un panneau solaire fonctionne uniquement avec du soleil, et une éolienne quand il y a du vent. Il faut donc mettre en œuvre une nouvelle génération d’énergies renouvelables, qui puisse combler les limites de celles existantes.
Chez Sweetch Energy, nous partageons la vision que la science et la technologie, intelligente et utile, peuvent avoir un véritable impact. Pour avoir beaucoup travaillé avec mes deux associés dans le domaine de l’eau, de l’énergie et de l’environnement, nous connaissions bien l’énergie osmotique. Et en bon breton, nous regardons la mer depuis toujours.
Créée officiellement en 2015, Sweetch Energy est réellement active depuis 2017 avec une première phase d’activité de recherche fondamentale. Les activités scientifiques et le développement technologique de la société sont assurés par Bruno Mottet. Grâce à lui, nous avons mis au point un système osmotique permettant de passer à une échelle de performance supérieure.
Un potentiel de 30 000 Twh par an
Quel est le potentiel de l’énergie osmotique ?
Pour nous, l’énergie osmotique représente l’énergie du futur. En effet, elle est présente à très grande échelle sur la planète. Les deltas et les estuaires, source primaire d’énergie osmotique, représentent 30 000 Twh d’énergie libérée chaque année. Pour comparaison, la demande d’électricité aujourd’hui est d’environ 27 000 Twh, soit à peu près le même ordre de grandeur. Évidemment, on ne va pas convertir toute cette énergie osmotique en électricité mais si on peut en capter ne serait-ce que 10 %, cela représentera déjà entre 2 000 et 3 000 Twh d’électricité. Pour compléter, on pourrait utiliser les autres formes d’énergie osmotique disponibles sur les sites industriels. Dès que l’on a un gradient de salinité entre deux flux d’eau, cela produit de l’énergie osmotique. Au total, nos projections montrent que cette source d’énergie 100 % propre pourrait fournir jusqu’à 15% de la réponse aux besoins mondiaux en électricité d’ici à 2050, en évitant l’émission de 4 Gt de CO2 chaque année. Ce n’est donc pas un petit sujet !
Par ailleurs, une des merveilles de l’énergie osmotique, c’est qu’elle est non seulement totalement décarbonée, mais aussi renouvelable et permanente. Il y a certes des variabilités saisonnières prédictibles, mais tant qu’il y a de l’eau dans la mer, il y a de l’énergie osmotique. C’est donc un magnifique complément à d’autres types d’énergies renouvelables plus intermittentes.
C’est aussi une forme d’électricité très flexible. Elle permet des installations qui produisent de l’électricité 24 h sur 24, ou en peaking en cas de besoin ponctuel, de manière complètement instantanée. Par ailleurs, les installations nécessaires sont de taille modeste, et très décentralisables, donc peu d’occupation au sol et d’impact sur les paysages à prévoir. C’est un autre enjeu dans la transition énergétique à prendre en compte. Bref, cette énergie coche toutes les cases pour devenir un nouveau pilier du mix énergétique mondial !
En quoi la technologie INOD® inventée par Sweetch Energy constitue une révolution énergétique ?
Les industriels travaillent depuis plus 70 ans sur ce sujet. Forcément, le monde scientifique cherche à capter une telle source d’énergie et développe pour cela des technologies de membranes. Pour simplifier, il s’agit d’amener de l’eau douce et de l’eau salée au sein d’un générateur sous forme d’une grande boîte, dans laquelle on place un empilement de milliers de membranes, un peu comme un électrolyseur. On fait alors couler doucement le long de ces membranes l’eau douce d’un côté et l’eau salée de l’autre. Ces membranes possèdent des caractéristiques particulières. Elles sont notamment sélectives, c’est-à-dire qu’elles ne font passer que les ions positifs ou que les négatifs, ce qui crée des potentiels produisant de l’énergie ionique.
La technologie INOD® inventée par Sweetch Energy propose des membranes beaucoup plus performantes que celles existantes jusque-là. Elles permettent une haute circulation ionique que l’on peut transformer en courant électrique important (20 à 30 watts par m2). En fonction des types des pores présents sur ces membranes, les ions circulent plus ou moins vite. La technologie de Sweetch Energy utilise le principe de diffusion nano-osmotique pour récupérer l’énergie osmotique. Ce phénomène a été découvert par le laboratoire de recherche fondamentale en nanofluidique du CNRS, dirigé par le professeur Lydéric Bocquet, il y a plus de 10 ans. Les pores des membranes sont de taille nanométrique, c’est-à-dire infiniment petits mais en réalité mille fois plus gros que les ions. Malgré cela, les propriétés particulières de nos membranes leur permettent de rester sélectives et de générer des courants ioniques très importants. Cette révolution scientifique, qui a fait l’objet d’une publication scientifique dans le magazine Nature en 2013, a été une vraie révolution, mais à l’époque tout le monde avait en tête que cela prendrait des années pour mettre au point un générateur. Chez Sweetch Energy, nous aimons l’aventure, alors nous nous sommes dit qu’on allait essayer d’accélérer le temps pour mettre en œuvre ce phénomène et créer une nouvelle technologie à partir de rien !
Pendant 4 ans, une équipe de chercheurs a travaillé avec Bruno Mottet pour mettre au point cette membrane. Nous souhaitions atteindre 3 objectifs : qu’elle soit performante bien évidemment, qu’elle ne soit pas chère et qu’elle soit fabriquée à base de biomatériaux. Pour exploiter une énergie propre, il nous fallait une technologie propre. J’insiste parce que Sweetch Energy est vraiment un continuum de la science fondamentale académique française et une aventure industrielle.
En 2023, la technologie INOD® de Sweetch Energy a été récompensée au Sommet mondial annuel deeptech, le Hello Tomorrow Global Challenge. Parmi 4 000 startups de plus de 115 pays, ce fut une grande fierté de voir notre technologie élue par un jury composé de scientifiques de premier plan, d’entrepreneurs, d’investisseurs et d’industriels.
Quels défis impliquent le passage à l’industrialisation de l’énergie osmotique ?
Depuis trois ans, nous faisons passer la technologie à l’échelle industrielle. Basé à Rennes, Sweetch Energy compte actuellement 40 salariés. Nous envisageons de recruter entre 20 et 30 personnes cette année. En effet, nous sommes actifs sur plusieurs fronts.
Notre premier axe est de finaliser OsmoRhône 1, la première centrale osmotique au monde à utiliser la technologie INOD®. À l’été 2023, nous avons créé une société commune avec Compagnie Nationale du Rhône (CNR) pour déployer ensemble tout le potentiel de l’énergie osmotique sur le Rhône. L’engagement d’un acteur français majeur comme CNR démontre clairement le potentiel commercial de notre activité. Le fait de passer à l’industrialisation amène beaucoup d’ingénierie, de challenges et d’imprévus. Pour une activité nouvelle comme la nôtre, cette activité de design et de prototypage est critique. D’ici à quelques semaines, ce premier générateur osmotique sera déployé en conditions réelles, à l’embouchure du Rhône, sur l’écluse de Barcarin (Port-Saint-Louis-du-Rhône). Le Rhône représente en effet un gigantesque potentiel, qui permettrait à terme de déployer jusqu’à 500 MW de puissance, c’est-à-dire un demi réacteur nucléaire. Cette station pilote produirait de l’électricité permanente et propre pour à peu près 2 millions de personnes (environ 4 TWh par an).
Cela représente une grosse partie de notre activité aujourd’hui mais en réalité, un deuxième axe critique consiste à mettre en place l’outil industriel pour produire ces générateurs. Nous travaillons activement sur le sujet. La première usine de fabrication de générateurs osmotiques verra le jour d’ici 12 à 18 mois, sur le Pôle d’excellence industrielle de la Janais au sud de Rennes (ancien site Stellantis). Nous collaborons avec Rennes Métropole et la Région Bretagne afin d’y installer des lignes intégrées et automatisées pour une fabrication en grande série.
Côté business développement, en plus de celui avec CNR, nous avons établi un autre partenariat avec EDF Hydro, division hydraulique du groupe EDF. Nous sommes en train d’évaluer un certain nombre de sites en France métropolitaine et en Outre-mer pour le déploiement d’installations osmotiques. Par ailleurs, Sweetch Energy a un premier projet en Bretagne, qui est à l’étude à l’embouchure de la Vilaine, à Arzal dans le Morbihan, avec un potentiel de plusieurs mégawatts. Nous amorçons également des discussions avec d’éventuels partenaires à l’étranger, notamment en Amérique du Nord qui fait partie de nos priorités. Il existe des gisements osmotiques très significatifs au Canada, à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, et aux États-Unis. Le sujet de la production d’énergie à grande échelle constitue un sujet global pour nous.
Enfin, l’aspect réglementaire constitue un chantier important pour Sweetch Energy. Nous sommes très actifs sur la réglementation européenne. Nous déployons une filière et il faut donc un cadre réglementaire adapté. De belles avancées ont eu lieu ces derniers mois. L’énergie osmotique a été inscrite sur la liste des énergies renouvelables dans le cadre de la révision de la directive européenne (directive (UE) 2018/2001). En France, l’énergie osmotique a également été inscrite dans la loi d’accélération de la production d’énergies renouvelables (loi APER) promulguée le 10 mars 2023. Nous travaillerons sur ce corpus réglementaire dans un certain nombre de pays cibles pour nous.
Des projets tous azimuts pour Sweetch Energy
Quelles autres utilisations possibles envisagez-vous pour ces générateurs osmotiques ?
Dans le cadre du programme Transition 2022, piloté par le Conseil Européen de l’Innovation (EIC), nous avons reçu une subvention de 2,5 millions d’euros pour mener à bien un programme de recherche qui élargira la gamme d’applications de notre plateforme nanotechnologique disruptive. Le programme vise à adapter notre technologie INOD® afin de lui permettre d’éviter le gaspillage de la chaleur résiduelle à basse température (<100 °C). Cette chaleur perdue est présente dans tous les cycles de production d’énergie mais on ne sait pas la valoriser pour en faire de l’électricité, contrairement à celle qui atteint plus de 100°. C’est un grand sujet dans le cadre des objectifs de réduction des émissions de CO2. Sweetch Energy travaille sur une brique technologique pour convertir des gradients de température en gradient d’électricité. C’est donc une opportunité significative d’élargir le potentiel d’utilisation de nos générateurs osmotiques. Le sujet de la production d’hydrogène grâce à nos générateurs nous intéresse aussi.
Comment s’est déroulée la levée de fonds de 25 millions d’euros, réalisée en décembre 2023 ?
Sur la partie budgétaire, Sweetch Energy a sécurisé 40 millions d’euros, dont une levée de fonds de 25 millions d’euros réalisée fin 2023. Elle nous a permis d’accueillir Crédit Mutuel Impact, via son fonds Révolution Environnementale et Solidaire, comme nouvel investisseur dans le tour de table, tout en maintenant le soutien de nos partenaires historiques : Demeter, Go Capital et Future Positive Capital. Nos partenaires industriels CNR et EDF Hydro sont, eux aussi, investisseurs dans la société. Cette levée de fonds permettra de finaliser notre premier générateur, mais aussi de poursuivre notre effort continu en recherche et développement. Nous investirons également dans l’outil industriel amené à grandir dans le temps. D’autres levées seront indispensables par la suite. Nous estimons un investissement de 5 milliards de dollars pour déployer le premier gigawatt de capacité de production d’électricité renouvelable dans les prochaines années.
Quels sont les projets dans les mois à venir pour Sweetch Energy ?
Sweetch Energy a probablement 3-4 ans d’avance sur toute forme de concurrence scientifique et technologique et il est important pour nous de garder de l’avance. Même si fin 2024, plus d’un tiers de nos effectifs seront directement liés à l’industrialisation, nous souhaitons maintenir la R&D au cœur de notre activité. Le succès d’une entreprise comme la nôtre passe prioritairement par ses équipes comme le démontre notre mantra “high science, low engineering !”. Dès lors que la science est là, l’enjeu critique pour nous est de recruter pour la mettre en œuvre rapidement. C’est par là que passe la réussite d’un projet comme celui de Sweetch Energy. Rennes et la Bretagne restent attractifs mais la compétition est féroce. Et malheureusement, les profils d’ingénieurs de recherche ou d’ingénieurs procédés n’ont pas été valorisés ces dernières années, voire depuis des décennies en France. Nous manquons donc de puissance de feu sur ce type de profils. Notre objectif est de continuer à attirer les meilleurs cerveaux pour relever les défis à venir. Des cerveaux éclairés, engagés et rationnels peuvent avoir de très gros impacts, bien plus que tous les discours. Pour moi, c’est vraiment un levier essentiel pour assurer la transition. Je suis entouré de scientifiques et j’ai une grande fascination pour leur capacité à se projeter et il faut l’encourager. Je reste donc ouvert pour échanger avec tous les candidats qui souhaitent rejoindre nos équipes !
Crédit photo : ©vhaicetmorel. / VIZE